Tinkiet, l’appli dédiée aux éloignés du numérique

Si le confinement a révélé au plus grand nombre le problème de l’illectronisme (qui concernerait un quart de la population française), l’équipe conceptrice de l’appli Tinkiet tente de le résorber depuis vingt ans. Pourtant, c’est bien cette période d’isolement contraint qui l’a poussée à créer un outil, dont la vocation serait de faciliter l’accès aux contenus sur Internet pour les personnes dites éloignées du numérique, c’est à dire équipées d’appareils dont elles ne maîtrisent pas l’usage. Hélène Deslien, à l’origine du projet, nous en dit un peu plus sur cette initiative solidaire.

Racontez-nous la genèse du projet

H. D : Nous travaillons depuis bien longtemps sur le numérique inclusif et l’illectronisme. Nous avons rédigé un livre blanc de la solidarité numérique de Bordeaux pour faire un constat et un tour des dispositifs existants et des enjeux. Un des enjeux majeurs était celui de l’ accès aux droits dans le cadre de la dématérialisation de la politique sociale. Mais dès le début du confinement, un sorte de chaos s’est mis en place pour ces gens éloignés du numérique. Le numérique s’est révélé être le super média de communication, qu’elle soit institutionnelle, amicale ou familiale, tout était fondé sur le numérique. On recevait des conseils et injonctions de toute part : faites du sport dans votre salon, c’est facile, il y a des vidéos sur YouTube ! L’attestation ? II faut la télécharger et la remplir, mais attention aux faux sites ! etc, etc. Déjà que c’était compliqué pour des gens à l’aise avec ces outils, mais alors pour les autres… Même les mairies qui mettaient des attestations à disposition pour eux, ne savaient pas comment leur faire savoir. C’était sans fin. Fort de ça, nous étions quelques uns à se dire qu’il fallait impérativement répondre d’urgence à ces difficultés et faciliter l’accès à ces contenus.

Quelle équipe s’est mobilisée pour la conception de Tinkiet et comment avez-vous travaillé ?

H. D : L’Atelier Graphite, association d’écrivains publics juristes de Bordeaux, Interlude, association d’éducation populaire, l’association de quartier Maison du Tauzin, le GIP Bordeaux Médiation de Bègles, la DGINSI de Bordeaux Métropole, la DSU de la ville de Bordeaux, une experte en ergonomie, un chef de projet informatique et enfin, Les Bruits de la Rue pour la facilitation des phases de co-conception. Toute cette équipe a travaillé à distance et ça s’est remarquablement bien passé. Nous avons mis en commun nos expériences avec nos publics respectifs, qui sont variés. L’illectronisme, ce n’est pas juste une case de la population. On manque de données mais on sait qu’il ne s’agit pas que des seniors. Il y a des familles, des personnes qui ne sont pas dans la précarité mais qui n’utilisent pas le numérique dans leur travail, certains étudiants, des populations fragiles. On a essayé de se mettre à leur place pour imaginer de quels contenus ils avaient besoin.

Ce travail a donné lieu à un prototype qu’on est allé tester sur un échantillon de publics exclus du numérique : deux familles qui vivent aux Aubiers, un quadra artiste qui élève seul son enfant, une senior qui vit seule avec ses animaux, une famille de soignants de l’hôpital avec jeunes enfants. L’objectif étaient que tous comprennent et que tous aient envie de l’utiliser. Nous n’avons créé aucun contenu mais sommes allés chercher ce qui existait déjà. Les contenus ont été sélectionnés selon trois critères : la qualité, la gratuité, la proximité. Si on met en avant la vidéo d’un prof de yoga par exemple, autant que ce soit celle d’un prof local plutôt que quelqu’un de Strasbourg. On a procédé par thématiques comme l’alimentation, où on peut retrouver des recettes, des trucs et astuces, la cartographie des points de distribution, la partie associative. On a aussi le divertissement avec des activités sportives ou intellectuelles (jeux et fun moocs), de la musique… On voulait sortir des clichés qui disent « si vous n’avez pas accès au numérique, c’est que vous êtes pauvres, donc on va vous dire où manger, point. »

Créer une appli pour les éloignés du numérique peut sembler paradoxal de prime abord. La critique dirait que cela revient à donner des stylos à ceux qui ne savent pas écrire. Qu’en dites-vous ?

H. D : Pour s’adresser à ces 20 % de la population française, il ne peut y avoir une seule et unique réponse. C’est un public disparate et les freins à lever sont très variés. Tous ceux qui ont testé l’appli Tinkiet sont équipés d’appareils, mais en sont éloignés parce qu’ils se disent « ce n’est pas pour moi ». Nous nous adressons à ceux qui ont a minima un smartphone ou une tablette et se disent que ça va être compliqué. On va leur simplifier l’accès aux contenus. On sait qu’on ne répondra pas à tout le monde, mais on sait que pour eux, c’est une bonne hypothèse de solution. On a fait au mieux en se disant : on essaie et on avance pas à pas. Et si au final, on ne touche qu’une petite partie, c’est toujours ça de gagné. C’est une réponse en plus qui n’était pas portée. On estime que c’est en faisant qu’on verra si elle est pertinente ou pas.

Parlez-nous du travail accompli sur les pictogrammes.

H. D : On ne parle pas de n’importe quels pictogrammes. La plupart des pictogrammes qu’on utilise dans le numérique et dans nos milieux professionnels, ne parlent pas aux éloignés du numérique. Tous les contenus qu’on est allé chercher, on les a restitué d’une manière très visuelle pour que ça leur parle à eux, pas à nous. Le peu de texte qu’il y a pour aller vers ces contenus est traduit en neuf langues, avec un accompagnement vocal. On voulait limiter la barrière de la langue et de l’illettrisme au maximum.

Combien comptez-vous d’utilisateurs aujourd’hui ?

H. D : Nous n’avons pas encore de chiffres. On s’appuie sur toutes les bonnes volontés qui voudront bien prendre le temps de présenter l’outil à leurs publics et les inciter à l’utiliser. L’enjeu c’est de désacraliser Internet, de faire les choses non pas de façon simpliste mais simple, et de redonner envie.

Vous avez eu des premiers retours  ?

H. D : Oui ! L’un des retours a été sur la manière d’écrire les numéros de téléphone. Sur l’appli, pour le médecin traitant, le GIP et le CCAS, on a intégré les numéros de téléphone. Donc si on appuie, ça fait le numéro tout seul. Mais le numéro qui s’affiche est noté avec l’indicatif +33. Dans les premiers retours qu’on a eu, certains nous ont dit ne pas avoir confirmé l’appel parce qu’ils avaient peur d’appeler l’étranger avec le +33, et de payer cher. Donc on l’a sorti et remis le 05 56 pour rassurer les gens. Ce sont des petits exemples comme ceux-ci qui sont fondamentaux dans la prise en main de ces publics, il faut qu’ils aient confiance.